CHAPITRE PREMIER

 

Une pluie diluvienne tombait sans arrêt depuis des heures, sempiternelle, chaude, elle estompait les détails, bornait l’horizon, lavait les rocs déchiquetés et les plages sableuses. Elle tissait entre le ciel et la terre un voile opaque, répandant partout son humidité malsaine. Elle s’infiltrait dans les moindres interstices avec un bruit immuable, fatigant, prélude à la désolation.

La pluie !

Les nuages la déversaient en grosses et larges gouttes presque tièdes. Il semblait que ce déluge ne s’arrêterait qu’au jour du jugement dernier, et pourtant le jour du jugement dernier était déjà arrivé. Il était même loin dans le passé englouti par l’eau.

A quelques pas de là, dans la grisaille striée de bandes violettes, l’océan battait furieusement les récifs, bavant d’une colère écumeuse, obstinée. Tenu en échec par les rocs ventrus impassibles à son déchaînement, repoussé parfois par une haute bordure de granit ou de porphyre, il ravalait sa rancœur en repliant magistralement ses lames bordées de dentelle sale, en les cachant jalousement au plus profond de lui-même, dans ses abîmes insondables, inviolés aussi.

Mais, bien vite, la houle et le vent hurlant soulevaient à nouveau son orgueil blessé. Alors, plus rageur que jamais, il enflait sa grosse bedaine, se plissait démoniaquement, revenait à la charge contre cette terre qui ne cédait pas d’un pouce. Il distribuait à tort et à travers ses gifles mouillées, se dépensant en pure perte, spectaculairement, se vengeant de l’indifférence blasée des falaises en labourant furieusement le sable de sa grosse patte griffue. Enivré par les cicatrices laissées sur les plages sans défense, il s’acharnait à modifier lentement le profil des côtés.

Mais tout a une fin. La force marine comme la vie. Le vent comme la nuit et le jour.

Ecœuré, ni vainqueur, ni vaincu, l’impitoyable océan s’assagit. Epuisé par des heures et des heures de colère inutile, il cessa de gifler les récifs, de griffer le sable. Dans un dernier spasme, il détendit ses tentacules aquatiques, les résorba. Mais il n’abdiquait pas définitivement. Il ne renonçait pas à la conquête des terres. Car sa soif de gloire ne s’éteindrait jamais. On n’apaisait pas cette sorte de soif par des tonnes et des tonnes d’eau salée.

Sa sourde rancune contre les continents renaîtrait. Il savait qu’il avait lié avec le vent un pacte à perpétuité. Seulement, le vent s’essoufflait vite. Cet auxiliaire manquait de ténacité, d’endurance. Pourtant, sans lui, l’océan ne serait qu’une mare stagnante, que la pluie gonflerait, que le soleil assécherait.

Sa grosse bedaine boursouflée par une lutte épuisante se dégonfla à regret. Partout, ses lames aiguisées par un désir violent de suprématie battirent en retraite sous l’œil parfaitement froid des grandes falaises dépouillées. Du combat féroce, implacable, il subsista des plaques humides sur le sable, des poignées de mousse dans les creux. De part et d’autre, les antagonistes pansaient leurs blessures vives, se préparant déjà pour un nouvel assaut.

L’écran nuageux, par miracle, se disloqua, entrouvrant toutes grandes les fenêtres du ciel d’un bleu lavande. Les stries violettes se diluèrent dans l’éclat du soleil rouge sang. Une luminosité tropicale dilapida les ultimes séquelles de l’orage diluvien. Une chaleur brumeuse monta en vapeurs du sol, s’éleva lentement jusqu’à rejoindre très haut la chaleur de l’astre flamboyant. L’atmosphère devint cristalline, d’une pureté diaphane.

Là-bas, les récifs connaissaient enfin le répit, après les provocantes douches océaniques. Ils respiraient de toutes leurs crêtes meurtries, lentement émoussées par la lutte continuelle, et séchaient leurs plaies. Le sable changeait de couleur, se dorait, effaçant lui aussi les marques sadiques des grosses lèvres humides, goulues.

Puis, à nouveau, comme après chaque choc des éléments, la vie se manifesta.

 

*

*  *

 

A cent mètres de la berge, la surface de l’eau s’agita, se plissa comme un masque grimaçant. Des cercles concentriques s’élargirent graduellement jusqu’à devenir imperceptibles à l’œil le plus habile. Puis des bulles d’oxygène, nombreuses, criblèrent l’onde, annonçant la venue d’un être aquatique.

Celui-ci émergea enfin dans un ruissellement d’eau perlée. Il était bizarre, fascinant, un peu monstrueux. Une énorme corolle de chair molle d’où pendaient une multitude de filaments ténus oscillait de droite à gauche avec hésitation. On aurait dit un champignon, mais l’on devinait, encore immergés, quatre ou cinq tentacules démesurés, probablement destinés à la capture des proies. Ces tentacules adhéraient sous la corolle en un point d’impact unique.

L’être était une méduse géante. Ses filaments ondoyaient, cheveux nerveux sur l’eau apaisée, et le cœlentéré semblait très bien s’adapter à cette vie semi-aquatique. Ce simple détail prouvait qu’un élément inconnu avait modifié sa structure organique.

La méduse orienta son immense corolle dans toutes les directions. Aussi sensibles que des radars, ses sens captaient probablement les ultrasons car, brusquement, le mollusque géant s’immergea dans un remous tumultueux. Quelques secondes plus tard, il réapparaissait à la surface, mais cinquante mètres plus loin.

Quel ennemi avait donc détecté la méduse ?

Sur la berge, entre les rocs de granit délavés par la bave du coléreux océan, un être non moins étrange que le cœlentéré venait de surgir.

Il était même plus fascinant encore. Il ne ressemblait à aucun être de la création. Il était effrayant, ou rassurant par son immobilité ; grotesque ou plaisant, suivant l’angle sous lequel on le contemplait. Mais, en aucun cas, il n’appartenait à une classification terrestre.

Formé d’une masse unique, légèrement ovoïde, dont le poids atteignait probablement celui d’un enfant de huit ans, ce corps ne comportait aucun membre. Ni bras, ni jambes, ni articulations. Un paquet gélatineux, sans plus, totalement dépourvu de squelette, criblé de cavités en forme d’entonnoirs, si nombreuses que l’ensemble apparaissait grêlé, poreux.

Pourtant, cet être fantastique qui, pour un Terrien, tomberait en droite ligne d’un autre monde, possédait des yeux. Des yeux globuleux, sans paupière, d’un vert glauque, s’ouvrant de face sur l’une des extrémités ovoïdes plus sensiblement tronquée que l’autre.

Ce regard inexpressif, à l’éclat terne, roulait continuellement dans des orbites exagérément proéminentes. Cette exophtalmie excessive permettait un champ de vision notablement élargi. Nul doute que cet organe visuel dépassait, en performances, celui du meilleur des humains.

A quelques centimètres au-dessus des orbites se greffait une touffe de poils épais, noirs, longs, terminés par des boules transparentes à des fins tactiles, ou olfactives. Enfin, émergeant de cette plaque velue, une antenne, souple, élastique, fine, terminée elle aussi par une boule transparente, oscillait constamment dans l’air chaud, au moindre souffle de vent. C’est dire la fragilité, la sensibilité, de cet appendice.

Un novice, et même un naturaliste compétent, aurait été bien en peine de classifier cet être hallucinant par certains aspects. D’emblée, par la mollesse de sa chair, par son absence de vivacité, la créature s’apparenterait aux mollusques. Pourtant, par bien des points, elle s’en éloignait, s’en différenciait, à telle enseigne qu’il valait mieux réviser ses conceptions plutôt que de friser le ridicule.

Cette paire d’yeux extrêmement mobiles ne pouvait appartenir à un mollusque, même en y mettant de la bonne volonté. L’antenne, à la rigueur, se rapprochait de la corne d’escargot. Mais la touffe de poils l’éloignait une fois encore des invertébrés.

Alors, quel amalgame d’êtres formait cette créature qui ne s’apparentait à aucun des ordres zoologiques connus ?

Nous lui donnerons un nom fantaisiste : « mollutor ». Par nécessité. Et aussi parce qu’il fallait bien dissimuler notre ignorance en faisant appel à la seule arme capable de débrider le dilemme : l’imagination.

Donc, le mollutor conservait son immuable immobilité. Seul, son regard VIVAIT. Il fouillait ardemment les replis de l’océan assagi. Aperçut-il la méduse, au loin, masse de chair molle se rôtissant sous le soleil tropical ?

Le mollutor, en tout cas, ne broncha pas. La méduse l’intéressait peu et ne pouvait, en aucun cas, lui porter préjudice. Le paquet gélatineux de son corps reposait sur le sol, en épousant toutes les aspérités. Peu s’en fallait que l’être fantastique, de couleur légèrement rosée, ne s’avachisse sous son propre poids, par manque de charpente osseuse. On se demandait même par quel miracle cette créature maintenait sa forme ovoïde. Nul doute qu’une force mystérieuse, organique, soutenait l’ensemble des éléments juxtaposés.

Pour en revenir au novice, perplexe devant le mollutor, il n’aurait en effet pas eu le choix heureux en classifiant cet être dans les mollusques. La créature étrange aimait si peu l’eau qu’elle ne s’y trempait que par stricte nécessité, à seule fin d’y puiser sa nourriture.

Là-bas, craintive, la méduse avait rejoint les grands fonds océaniques, ténébreux repaires inviolables où elle se sentait en parfaite sécurité face aux redoutables monstres gélatineux qui hantaient les rives depuis un certain temps.

Enervée par l’attente d’un nouveau combat, perdant patience, la grande mare salée taquinait sporadiquement les rochers, tâtait les plages, sans pousser son effort trop loin. Il manquait la complicité du vent complètement aphone, essoufflé. Et l’océan rongeait son frein tout mouillé devant la défection de cet allié décidément mal entraîné pour une lutte à outrance.

Un écrasant silence inondait les côtes sauvages. Les pics ardus, stérilisés par le flamboyant soleil, semblaient des stalagmites figées. Pas une trace de végétation n’égayait le morne paysage de désolation immense. Partout, la froideur du rocher. Et puis l’absence de bruit.

Un décor fantôme, taillé dans une autre planète. Pas un cri d’oiseau. Rien dans le ciel délavé. Pas un bruissement d’animal sur la terre qui buvait lentement la chaleur du jour. La vie venait exclusivement de la mer. Ou des mollutors grotesques dans leurs apparats de carnaval, offrant la vision écœurante de leurs paquets flasques, visqueux, de chairs innommables.

Brutalement secoué dans sa torpeur, le site figé s’anima. Le naturaliste qui aurait assisté à la scène en aurait eu le souffle coupé. Les jambes aussi. Il n’aurait pu davantage expliquer le phénomène. Bien pis. Il serait parti en hurlant, broyant sa tête entre ses mains tremblantes, et sa raison n’aurait pas résisté.

Mais la raison existait-elle vraiment sur ce monde dépourvu d’êtres intelligents ?

 

*

*  *

 

Le mollutor jusque-là d’une immobilité sculpturale, s’agita frénétiquement. Pas au sens, cependant, où on l’entendait. Sans bras, sans jambes, sans appendice hormis son antenne-radar, sans la moindre articulation, comment pouvait-il s’animer au terme propre du mot ?

Pourtant, incontestablement, il bougeait. Sa masse molle se contractait rythmiquement, puis se relâchait. En fait, les cavités pullulant à la surface de son corps gélatineux pompaient avec frénésie l’air ambiant.

L’être étrange absorbait soudainement une quantité effrayante d’oxygène, par tous ses pores. Ainsi son épiderme se contractait-il comme une poire en caoutchouc qu’on gonflerait par pression et relâchement.

Quel résultat engendra ce phénomène ahurissant ? Il était facile de l’imaginer. A force de pomper de l’air, d’en emmagasiner par le truchement de ces mystérieuses cavités qui ressemblaient davantage à des « bouches » qu’à des pores, la masse molle s’enfla démesurément. A l’œil nu, à chaque contraction, on la voyait augmenter. Bientôt, elle devint énorme, double de son volume primitif. A ce stade, elle était monstrueusement effrayante avec ses yeux globuleux.

Le phénomène prit toute sa signification lorsque le corps ovoïde quitta lentement le sol. Devenu d’une légèreté extrême, son propre poids s’équilibrant avec celui de l’air, il flotta à ras de terre, paquet inerte d’une repoussante laideur.

Quelques ultimes contractions des cavités buccales ingurgitèrent une nouvelle moisson d’oxygène et le mollutor s’éleva davantage, comme un ballon, dans l’atmosphère embrasée. Maintenant, sans effort, il pouvait contempler l’océan par-dessus les rocs aiguisés et le dos brisé des falaises. Il dominait les plages, la nature, oiseau de malheur dans le ciel vide.

C’est à ce moment que sa structure anatomique se modifia. Des embryons d’ailes naquirent latéralement, des moignons de chair aussi mous que le reste, flasques, immondes. Cet être de plus en plus étrange avait donc la faculté de modeler son corps à volonté, afin d’exécuter des mouvements strictement définis, dons de la nature généreuse.

Les embryons d’ailes s’agitèrent, battirent l’air, lentement, sans une trop grosse consommation d’énergie. Le mollutor se déplaça sans harmonie, lourdement, sans élégance. Son vol n’avait rien de celui d’un oiseau.

Néanmoins, la créature organique se véhicula à plusieurs mètres, légèrement à l’intérieur des terres. Elle repéra soigneusement un endroit sableux, entre des crêtes de rochers rougeâtres montant une garde vigilante en bordure de la mer.

Elle plana, espèce de phoque aérien, dans l’atmosphère surchauffée de la planète privée de vie humaine, nuage rosé, difforme, gonflé d’air malsain.

Silencieusement, l’oxygène emmagasiné fusa par les cavités qui, quelques minutes plus tôt, l’avaient pompé si frénétiquement. Le paquet de gélatine se dégonfla, se vida de sa substance impalpable. Son volume se résorba, son poids spécifique aussi. L’équilibre des forces rompu à la suite de phénomènes biochimiques extrêmement complexes, cette bedaine gélatineuse s’alourdit et amorça une chute lente, calculée.

Elle se posa avec une extraordinaire légèreté sur le sol. Sa chair molle servit d’amortisseurs. Le sable ne voleta même pas au point d’impact. Revenu à son volume primitif, le mollutor roulait des yeux satisfaits. Il venait d’atterrir à proximité d’une créature exactement semblable à lui. Absolument rien ne différenciait les deux êtres.

— Salut, Xiris, dit le second mollutor à l’adresse de l’arrivant, sans même se tourner vers lui.

— Salut, Yérès, répondit Xiris.

Aucun organe, dans les masses charnues, n’articulait des sons. Il n’y avait pas de sons, pas de bruit. Rien que le silence méprisant. Pourtant, les deux créatures se comprenaient, se parlaient. Il existait entre elles une communication télépathique. Les antennes oscillantes opéraient la transmission des pensées.

— Que contemples-tu depuis des heures ? s’enquit Xiris. L’océan ?

— Non, pas l’océan. Mais la terre. La terre droit devant nous et qui me fait un peu peur.

L’étonnement se peignit dans le regard du premier mollutor. Son appendice aérien frétilla.

— A cause de l’absence d’eau salée ?

— A cause de cela, bien sûr. Car sans la mer, nous ne pourrions vivre, puiser les éléments nutritifs indispensables à nos fonctions organiques. Nous dépendons de l’océan, ne l’oublions pas.

— Nous ne pouvons l’oublier, assura Xiris.

Yérès demeura un moment sans pensée. Ses yeux globuleux fouillaient par-delà les rochers, les falaises, vers ces terres désolées, asséchées par le soleil, où le granit disputait l’espace au gneiss. Une certaine crainte se lisait dans ses prunelles sans paupière. Encore fallait-il s’appeler un mollutor pour discerner des sentiments chez ses semblables.

Xiris était psychologue, particulièrement.

— Tu as peur, Yérès. De quoi ?

— Dès affreuses créatures peuplant l’intérieur.

— Ainsi, c’est donc vrai cette histoire ? Sur l’instant, je ne t’ai pas bien compris.

— J’ai aperçu trois de ces monstres, deux plus gros que nous, insista Yérès. Leurs formes ne s’apparentent ni aux nôtres, ni à celles des organismes inférieurs de l’océan.

— Tu as eu l’audace de survoler l’intérieur des terres ?

— Oui. J’ai mûrement réfléchi avant d’entreprendre seul cette expédition. Vois-tu, Xiris, notre univers est plus vaste que nous ne l’imaginons. Derrière les montagnes que nous apercevons d’ici, existent d’autres montagnes, aussi hautes. Il faudra que j’en parle au Conseil.

— Tu as raison, approuva le premier mollutor. Si les créatures effrayantes qui peuplent les montagnes s’avisaient de descendre vers la mer, un sérieux danger nous menacerait. Le Conseil doit prendre d’importantes décisions à ce sujet afin d’empêcher les monstres d’envahir les rives. Nous sommes assez puissants pour nous opposer à cette invasion.

— Bien sûr… bien sûr… opina Yérès sans trop de conviction. Nous dominons largement les créatures inférieures de l’océan, mais les êtres des montagnes n’ont probablement jamais eu de vie aquatique.

— Fort heureusement, estima Xiris, tu n’en as aperçu que trois.

— Oui. Mais il en existe probablement d’autres. Enfin, ces trois spécimens peuvent se multiplier, comme toutes les races.

— Que de mystères nous entourent ! Soupira Xiris. Jamais nous ne vivrons assez longtemps pour les élucider tous. Heureusement, des générations de mollutors se succèdent… A propos, Yérès, toi qui es mon ami. Voudrais-tu m’accorder une faveur ?

— Volontiers.

— Eh bien ! conduis-moi vers le repaire des monstres !

Les yeux de Yérès, cette fois, s’orientèrent vers la masse amorphe de son compagnon.

— Tu es fou ! Je te l’ai dit. Les monstres offrent un danger certain. Le Conseil nous blâmerait si nous les provoquions.

— Il ne s’agit pas de provocation. Nous nous contenterons d’évoluer au-dessus d’eux, à distance respectable. Ils ne savent pas voler, que je sache ?

Yérès hésita :

— Je ne pense pas. Ils possèdent bien deux paires de membres, mais je crois qu’ils les utilisent uniquement pour leurs déplacements au sol.

— T’ont-ils aperçu, Yérès ?

Une nouvelle fois, ce dernier hésita avant de répondre :

— Je ne sais pas. J’ai rebroussé chemin en toute hâte. Je ne tenais nullement à affronter ces créatures impressionnantes. Mais je peux te conduire, Xiris, si tu le désires vraiment.

Xiris témoigna sa satisfaction en agitant son antenne.

— Heu… j’aimerais me faire une opinion personnelle. Combien de temps mettrons-nous à franchir la distance ?

— Nous serons de retour avant le coucher du soleil.

— Diable ! s’inquiéta Xiris, troublé par cette précision. Les monstres sont à nos frontières. Je les croyais plus loin. Il est souhaitable, en effet, que le Conseil prenne une décision.

Lentement, les cavités qui apparentaient les mollutors à des morceaux de gruyère rosé actionnèrent leurs pompes. L’air s’engouffra dans les ouvertures béantes, gonfla le tissu gélatineux au point d’éclatement. Leurs volumes doublés grâce à cette faculté d’expansion, les deux êtres quittèrent le sol, planant un instant au-dessus du rivage léché par l’océan au dos musclé.

Yérès s’orienta aisément et déploya ses ailes embryonnaires. Plus exactement, des espèces de pseudopodes s’étirèrent jusqu’à devenir une membrane quasi translucide, animée d’une force de battement semblable à celle des oiseaux. Xiris l’imita et les deux mollutors s’enfoncèrent au-dessus des terres vierges.

Le paysage ne variait pas. Des pics déchiquetés alternaient avec des ravins, cicatrices indélébiles dans la montagne torturée. Pas un arbre. Pas le moindre indice de végétation. Partout le rocher, dur ou friable, mais le roc froid, stérile. Quelquefois, une fumerolle giclait par intermittence d’une fissure, haletante, sporadique, abcès vaporeux dans l’épiderme racorni de la terre.

Les deux mollutors, indifférents à ce spectacle de désolation, poursuivaient leur vol lourd, silencieux. A peine une oreille exercée aurait-elle surpris un faible bruissement dans le battement rythmé des ailes tronquées.

Ils approchaient d’un pic beaucoup plus élevé que les autres. Un pic tourmenté, comme le reste, au relief saisissant. Ce sommet ventru, avec de nombreuses aiguilles granitiques plantées dans sa chair comme des banderilles, s’étirait paresseusement au soleil, barrant l’horizon de sa masse imposante. Ici encore, la végétation n’existait pas. La neige et la glace non plus.

Quelques creux avares, dans la rocaille, retenaient une eau en ébullition. Des filets perlés, plus froids, suintaient sur les parois abruptes, transpiration de la montagne assoiffée. En cet, endroit criblé de fissures douloureuses, les fumerolles s’accroissaient notablement. Il en sortait d’un peu partout. Elles avaient toutes une odeur sulfureuse, s’exhalant par jets plus ou moins abondants avec un sifflement de vipère.

Yérès résorba ses ailes escamotables. Il plana, monstrueux oiseau de proie au-dessus du repaire d’autres monstres.

— C’est ici, dit-il. Tu vois ce plateau, à la verticale ? Eh bien ! c’est exactement à cet endroit que j’ai aperçu les trois créatures. Elles jaillissaient de la montagne.

Xiris marqua une incrédulité certaine :

— Comment des êtres organiques peuvent-ils jaillir d’une montagne ? Nous savons qu’une créature naît d’une créature semblable.

— Tu m’as mal compris, Xiris. Je veux dire que les monstres à quatre membres ont élu domicile dans la montagne. La montagne les protège des intempéries, du chaud, du froid de la nuit. Elle leur procure aussi, peut-être, leur nourriture.

— Je comprends, opina le compagnon de Yérès, nullement placé en état d’infériorité. Comment pourrions-nous faire pour déloger les monstres de leurs tanières ?

— Rien, conseilla Yérès. Il faut attendre le bon gré de ces créatures repoussantes.

— La nuit peut nous surprendre si nous prolongeons trop notre séjour ici.

— Et alors ? rétorqua Yérès. Un vol de nuit te ferait-il peur ?

— Non, bien sûr, fit Xiris. Nos sens détectent les obstacles, mais nos yeux ne percent pas les ténèbres. S’il fait nuit, nous ne verrons pas les créatures de la montagne.

— Regarde ! ordonna brusquement Yérès dont le regard globuleux s’orienta vers le sol, cent mètres plus bas.

Xiris, un peu inquiet, écouta son compagnon. Ses cavités frissonnèrent malgré lui car ce qu’il discernait dépassait en étrangeté tout ce qu’il avait découvert jusqu’ici.

Un seul de ces monstres à vie terrestre, tant redoutés semblait-il par les mollutors, venait de déboucher d’un trou de la montagne.

Il marchait sur des membres inférieurs démesurément allongés. Xiris se demandait comment un être pouvait ainsi maintenir son équilibre sans centre de gravité apparent. Deux autres membres affreux, qui ne s’appuyaient pas à terre, se greffaient à ce corps tout en hauteur. Ces appendices auxiliaires se terminaient par des espèces de ventouses à cinq branches. Enfin, une masse charnue, recouverte de longs poils était posée sur cet ensemble certainement fragile par absence de massivité.

Xiris nota que les monstres s’apparentaient aux mollutors sur un point unique. Il existait, en effet, une certaine analogie dans l’organe visuel, constitué lui aussi par une paire d’yeux. Certes, une notable différence de constitution séparait le mécanisme de vision des mollutors et des monstres terrestres. Mais la similitude résidait là uniquement.

Yérès, comme son compagnon, s’interrogeait sur l’utilité de l’excroissance charnue que portaient les créatures juste au-dessous des yeux, et des deux autres excroissances latérales. De même que la fente à la base de la masse supérieure l’intriguait follement.

— Eh bien ! Xiris, tu me crois maintenant.

— Je t’ai toujours porté une grande considération, Yérès, protesta Xiris. Je n’ai jamais nié, comme beaucoup d’autres de nos semblables, l’existence des monstres de l’intérieur. Maintenant je sais que ces créatures épouvantables représentent un danger pour nous, bien que leur hostilité reste à prouver.

Yérès agita son antenne.

— Le monstre bipède, nous observe. Vois. Il lève son regard vers nous. Il semble étonné, pétrifié, par notre présence.

— Que faisons-nous ? haleta Xiris, anxieux.

— Ne bougeons pas. La créature ne peut nous atteindre. Je ne pense pas qu’elle puisse voler, comme nous.

— Espérons-le, Yérès. Car je ne suis pas rassuré.

— Tu as voulu que je te montre les monstres ! riposta Yérès avec aigreur.

— J’ai peur, certes, mais je ne partirai pas sans toi. Je resterai. De plus, un jour ou l’autre, cette rencontre se serait produite. Mieux vaut que cela s’opère le plus tôt possible. Nous serons deux pour plaider au Conseil.

Sur le plateau rocheux, le bipède cessa d’observer les deux mollutors suspendus dans l’espace. Il se mit à courir et avec effarement Yérès et Xiris distinguèrent les deux longs membres inférieurs qui, alternativement, se projetaient en avant.

— Il tient debout, s’étonna le premier mollutor. Il évolue sur le sol avec une grande rapidité. Sur ce point, il nous bat largement.

— Sans doute, reconnut le second. Mais nous conserverons sur lui un avantage primordial qui sera un atout des plus précieux : notre faculté de nous déplacer dans l’atmosphère.

A cent mètres à la verticale, le monstre à quatre membres disparaissait subrepticement dans une caverne creusée dans le roc non sans avoir, au préalable, jeté un ultime coup d’œil craintif vers les deux mollutors.

Yérès étira ses moignons d’ailes. Il battit l’air et opéra un demi-tour impeccable. Il cingla vers la mer.

— Bah ! rumina-t-il. Les monstres semblent avoir peur de nous. Je ne pense pas qu’ils se hasardent hors de leurs montagnes.

Xiris, un peu à l’arrière, luttait contre un courant contraire. Le vent fraîchissait. L’énorme soleil plongeait dans l’océan, ensanglantant l’eau déjà dormante. Une brume violette surgissait sournoisement des ravins, s’entortillant autour des pics. Dans les abîmes marins, la méduse pourchassait sa proie fuyante, alors que l’onde, lentement, virait au noir d’encre.

 

*

*  *

 

Le bipède, après un dernier regard aux mollutors, s’engouffra précipitamment dans l’excavation profonde. Au fond de la grotte, il rejoignit deux de ses semblables, assis sur des pierres.

Son arrivée ne provoqua aucune réaction de la part des créatures. Celles-ci semblaient abattues par un phénomène inexplicable. Immobiles, prostrées, elles accueillirent froidement leur compagnon.

Ce dernier parla vivement. Il avait couru et il haletait.

— Nous ne sommes pas les seuls êtres vivants de ce monde. Il existe, dans le ciel, des espèces d’oiseaux totalement inconnus.

Les deux bipèdes, qui étaient assis, se levèrent à regret. L’un deux était sensiblement plus petit que l’autre. Son corps était moins épais, plus gracile. De plus, il possédait des cheveux beaucoup plus longs, lui descendant au milieu du dos. Nul doute qu’il s’agissait d’une femelle.

Le mâle accorda à son congénère un coup d’œil furtif. Il marcha vers la sortie, cerclée de soleil.

— Allons, Hallone, montrez-nous vos oiseaux de proie ! Si seulement nous pouvions les abattre. Cela nous changerait des racines souterraines.

Hallone haussa les épaules :

— Je n’ai jamais dit qu’il s’agissait de rapaces. Ils avaient une forme massive, ovoïde. Chose bizarre : ils planaient. Plus exactement, ils demeuraient immobiles.

— Comme un hélicoptère ! dit la femelle.

— Oui, c’est cela, Jane. Comme un hélicoptère.

Lès trois bipèdes sortirent de la grotte. Leurs paupières cillèrent sous la lumière coupante du soleil. Aussitôt, ils levèrent la tête vers les nues.

Hallone lâcha une exclamation de dépit :

— Ils ont disparu !

— Evidemment ! soupira son compagnon. Mais je ne vous critique pas, Hallone. Je vous plains. Nous sommes tous sujets aux hallucinations.

— Je vous jure que…

Jane prit Hallone par le bras et l’entraîna à l’écart. Sa voix était douce, son visage joli, bien que creusé douloureusement par les épreuves récentes.

— Je vous en prie, Georges, ne vous tourmentez pas inutilement. Gardez votre tête sur vos épaules. Nous avons besoin de tout notre sang-froid pour faire face à la situation.

— Vous avez raison, Jane. Excusez-moi.

Ils revinrent vers leur compagnon qui, en vain, s’usait le regard vers le ciel.

— Que complotiez-vous ?

— Rien, Nicholson. Cependant, nous devons tout tenter pour savoir si nous sommes les seuls survivants.

Nicholson éclata d’un rire gras.

— Les survivants ! Vous ne l’ignorez plus. Tous nos compagnons sont morts.

— Je ne parle pas de ceux, hélas ! qui nous accompagnaient dans notre expédition. Mais des autres. Ceux des autres continents. Il paraît impensable que toute la population de la Terre ait péri dans le cataclysme.

Un sanglot s’échappa de la gorge serrée de Jane Platters. Un sanglot sporadique, incoercible, qu’en vain elle s’efforça de maîtriser. Elle lança vers ses amis un regard humide, désespéré.

Hallone se racla le gosier.

— Je suis navré, Jane, d’évoquer le passé. John Platters était plus qu’un camarade pour moi. Le cataclysme l’a englouti, comme il a englouti les autres membres de l’expédition géophysique internationale. Nous vivions alors en l’an 2059. Maintenant, en quelle année sommes-nous ? Nous l’ignorons totalement. Nous manquons d’éléments. Nous n’avons plus ni radio, ni moyens de transport. Nous voici livrés à nous-mêmes dans un monde nouveau.

— Un monde nouveau ? s’étonna Jane Platters. Mais nous n’avons pas quitté la Terre.

— C’est la Terre qui nous a quittés. Souvenez-vous du camp VII. Nous campions dans les neiges glacées de l’Everest. Maintenant observez autour de vous. Le décor s’est modifié profondément. Le sol s’est cassé, fracturé de toutes parts.

La neige a disparu. Par quel miracle nous retrouvons-nous vivants ?

Jane ramena ses hardes sur son corps frissonnant. Des écharpes violettes s’élançaient à la conquête des pics aiguisés. Là-bas, à moins de cent mètres, le jet d’une fumerolle s’échappa en sifflant d’une cicatrice de la terre. L’énorme soleil s’enfuyait en perdant sa chaleur sanguinolente. Il regagnait son antre nocturne, et le froid lui succéderait. Cette passation des pouvoirs s’accomplissait quotidiennement, à un rythme régulier.

Les trois humains, en hâte, regagnèrent leur tanière obscure, silhouettes d’un autre âge à la recherche de leur passé perdu.

Ils s’assirent sur les pierres glacées. Nicholson passa sa main dans sa barbe hirsute, tandis que Hallone amassait quelques brindilles pieusement récupérées dans les entrailles de la montagne.

Il tira de sa poche son briquet à auto-combustion, un bien qui lui restait du monde civilisé, et enflamma difficilement les brindilles humides. Une fumée s’échappa, se tortilla jusqu’à la voûte. Hallone s’agenouilla, souffla sur le feu mourant. Il toussa. Mais la flamme chancelante se ranima, dansa chaudement, s’étira, paresseuse, burinant les visages salés.

— Quelle misère ! gémit sourdement Nicholson, tendant ses mains au-dessus du maigre brasier. Nous voici revenus aux temps préhistoriques alors que, dans un passé encore proche, nous domestiquions l’énergie atomique. Qu’a-t-il pu se passer ?

— Un bouleversement géologique, émit timidement Hallone. Rappelez-vous. Précisément, au moment du cataclysme, vous étiez avec Jane et moi au plus profond d’une grotte. Il y régnait même une certaine chaleur. Au dehors, nos compagnons installaient le camp VII sous une bourrasque de neige. C’est alors que le sol s’est mis à trembler sourdement, à gronder. Un souffle épouvantable nous précipita les uns contre les autres. Nous ressentîmes une terrifiante impression de chute. Puis nous perdîmes connaissance. Nos facultés s’abolirent. Le néant nous enveloppa.

Nicholson suçait mélancoliquement une racine jaunâtre. Elle produisait un jus sucré, nourrissant. Depuis des jours inappréciables, les rescapés de l’enfer terrestre s’alimentaient ainsi.

— Ma dernière vision fut celle d’une boule de feu qui nous poursuivait. Un affreux picotement me brûlait la peau. C’est bizarre comme les faits me reviennent à l’esprit. Nous conservons intacte notre mémoire. Le plus terrible fut au réveil. Nous étions glacés. Puis lentement, notre sang s’est mis en mouvement. Nous gisions dans une caverne obscure. Par des trous invisibles, nous percevions faiblement la lumière du jour. Nous respirions avec une certaine difficulté. L’atmosphère semblait de plomb alors qu’à sept mille mètres, nous étions habitués à un air raréfié.

— Taisez-vous donc, Nicholson ! intima Jane Platters en frémissant à l’évocation du passé. A quoi bon regarder en arrière ? Nous avons tout perdu. Tout ! Jamais nous ne nous adapterons à cette nouvelle vie.

Navré par cette crise de désespoir, Hallone se pencha avec condescendance sur la jeune femme. Il lui entoura les épaules d’un bras secourable.

Pourquoi dramatiser ? Le cataclysme nous a épargnés. Nous retrouverons d’autres hommes. Nous recommencerons. Il faut réagir. Ne pensez plus à votre mari, John Platters. Il a disparu. D’autres, d’innombrables autres, ont disparu avec lui, au même moment. Vous le savez. Il ne restait plus rien du camp VII. Pas de trace. Pas même l’emplacement. Tout avait été bouleversé, labouré, le décor changé, le climat aussi. Nous avions perdu connaissance alors qu’au-dehors régnait un froid de moins vingt-cinq degrés. Nous nous sommes réveillés par une chaleur torride. Les glaces de l’Himalaya, les neiges éternelles, avaient fondu. Il ne restait plus que le roc, abominablement nu. Le roc et puis trois vies humaines.

— Nous aurions dû périr, nous aussi ! gémit Jane Platters, le visage enfoui dans ses mains. Personne ne viendra à notre secours.

Nicholson haussa les épaules. Il mâchonnait maintenant sa racine dont le jus se tarissait.

— Bah ! Ne nous cassons pas la tête. Le monde entier savait qu’une expédition scientifique tentait l’ascension de l’Everest dans le cadre de l’année géophysique. Jusqu’à l’ultime moment, nous avons conservé le contact avec la province asiatique. Je m’étonne même que nos semblables, ceux de la province européenne ou américaine, ne s’occupent pas davantage de nous. Il faut croire que le cataclysme n’était pas circonscrit au massif himalayen. Ils doivent avoir fort à faire pour remettre tout en ordre et je comprends qu’ils nous aient un peu oubliés.

Hallone jeta quelques brindilles sur le feu squelettique. Il étira ses mains au-dessus de la flamme vacillante, tordue par un courant d’air glacé en provenance du dehors.

— Nicholson, vous étiez un physicien réputé, en l’an 2059.

— Mais je reste toujours un physicien ! protesta le savant, jetant sa racine asséchée jusqu’à l’extrême goutte.

La figure d’Hallone se creusa d’un sourire.

— J’entends bien. Je voulais dire que vous ne pouvez plus adapter vos connaissances à une existence normale. Néanmoins, peut-être pourriez-vous expliquer l’origine du cataclysme, du moins son ampleur.

Nicholson rassembla ses pensées.

— On peut expliquer n’importe quoi. Pas besoin d’être physicien. Les savants se préoccupaient fort, depuis quelques années, de l’accumulation massive des glaces dans l’Antarctique, aux dépens du pôle Nord dont la banquise fondait. Cette constatation n’était un secret pour personne. Maintes fois, des conférences géophysiques avaient abordé le problème, en mesurant les conséquences, mais sans jamais y remédier. L’accord ne s’opérait pas entre les divers délégués. Mêmes les années géophysiques ne rapprochaient pas les thèses.

— Vous parlez de ce fameux projet de bombardement du pôle Sud ? interrompit Jane Platters.

— Oui, opina Nicholson. Non sans inquiétude, les géophysiciens constataient qu’à chaque sondage, la couche de glace s’épaississait dans l’Antarctique, au détriment de l’autre pôle. Certains alarmistes évoquèrent la planète, basculant brutalement sur son axe, entraînée par le poids de la calotte glaciaire australe. Naturellement, ces prophètes disposaient du remède : bombarder le pôle Sud à coups de bombes H, quitte à provoquer une augmentation sensible du niveau des mers. Le projet prévoyait même l’évacuation pure et simple des populations riveraines, mais le pire serait évité. Naturellement, l’opposition annula le projet, le renvoyant à une date ultérieure. Ce solide noyau d’opposition s’appuyait du reste sur le fait qu’aucun signe géologique n’annonçait l’imminence de la catastrophe. Cet argument apaisa quelque peu les alarmes des chauds partisans du bombardement polaire.

A son tour, Hallone mordilla dans une racine. Ses yeux suivirent les reflets fantasmagoriques de la flamme contre les parois froides de la grotte. Au-dehors, la nuit glacée figeait le décor chaotique. Les fumerolles elles-mêmes se calfeutraient dans les entrailles du sol. A peine, de temps à autre, jetaient-elles un soupir sulfureux.

— Aucun signe, en effet, n’a préludé à la catastrophe, convint Hallone. N’empêche que la planète a changé de visage. Là où s’étendaient des glaces, subsistent des rocs asséchés par un soleil torride. Seule la nuit apporte la froidure du désert. Le relief s’est modifié. A peine reconnaissons-nous le sommet de l’Everest. Je crois que les partisans du projet avaient raison. La Terre a basculé sur son axe.

— C’est possible, admit Nicholson. Nous n’en saurons probablement jamais rien. Peut-être le bouleversement est-il imputable à un autre phénomène, d’origine cosmique ? Les ères se sont succédé, séparées par des périodes de cataclysmes dont on a toujours ignoré les causes. Que la Terre ait basculé sur son axe, rien de plus certain. Mais que cette rupture d’équilibre soit due à l’accumulation des glaces observée au pôle Sud, les paris restent ouverts. Pour ma part, je ne prendrai pas position. A quoi cela nous servirait-il de connaître l’origine de la catastrophe ? Plus utile serait de savoir le nombre des survivants.

— Nous ne possédons aucun moyen de le vérifier, soupira Hallone. L’eau doit recouvrir de nombreuses terres, des continents entiers. Si la planète a vraiment basculé sur son axe, de terribles raz de marées ont dû engloutir les continents. Des affaissements se sont produits et par contrecoup, des terres nouvelles ont émergé. L’eau a pris la place de la terre et la terre de l’eau. Des plissements titanesques ont modifié le relief au point de le rendre méconnaissable. Aucune civilisation n’a pu résister au cataclysme universel. La planète charrie des milliards de morts, des monceaux de ruines innommables. Si, par miracles, des rescapés avaient échappé à l’engloutissement général, ils n’auraient pas résisté au changement brutal de climat. Les températures, avant de se stabiliser, ont dû passer par des extrêmes, par des alternances de chaleur excessive et de froid très vif. Il est donc illusoire d’attendre du secours.

— Vous brossez un tableau très sombre de notre planète, Hallone, estima Nicholson. Peut-être reflète-t-il la vérité. Peut-être, et nous le souhaitons, n’est-il le fruit que de votre imagination. Il n’en reste pas moins vrai que nous avons survécu au déluge, tous les trois. Pourquoi, sur quelque autre îlot encore miraculeusement émergé, d’autres hommes ne se poseraient-ils pas les mêmes questions que nous ?

Le physicien se leva. Il marcha vers la paroi lisse, furtivement éclairée par la flamme tortueuse du brasier minable. Les privations avaient amaigri considérablement les corps des trois rescapés. Les racines assuraient à peine la subsistance et l’eau était rare dans les creux de roche. La journée, cette eau était chaude. La nuit, elle gelait.

Nicholson tendait la main vers une rangée d’entailles, blessures verticales dans la paroi friable.

— Voilà exactement dix-sept jours que nous attendons du secours. Ce secours ne viendra pas. Déjà, nous avons de plus en plus de difficulté à nous procurer ces racines qui poussent parcimonieusement dans les cavernes profondes, à l’abri du froid rigoureux de la nuit. Nos forces s’épuisent. Il faut tenter de rejoindre la côte où nous découvrirons une nourriture plus abondante. La mer possède des poissons, des algues, du plancton.

Jane Platters, accablée par la perspective d’une telle randonnée, voûta ses épaules fragiles. Ses pommettes, accusées par la maigreur, accrochèrent une lueur éphémère. Ses yeux cerclés de fatigue se reflétèrent dans la pénombre. Tout cela face à la flamme de plus en plus chancelante.

— Vous n’y pensez pas, Nicholson. La côte la plus proche, celle du Bengale, se situe à plus de sept cents kilomètres, à vol d’oiseau.

— Se situait ! rectifia le physicien. N’oubliez pas qu’entre temps, un raz de marée gigantesque a balayé l’Inde entière, peut-être même tout le continent asiatique Nous devons la vie à un hasard providentiel ; au moment du cataclysme, nous étions à sept mille mètres d’altitude, sur les pentes enneigées de l’Everest, le plus haut sommet du monde. Cette circonstance nous a épargnés. Le massif de l’Himalaya émerge encore de l’océan, mais celui-ci nous cerne de tous côtés. Le Tibet est devenu une grande île.

— Voilà qui reste à confirmer, grommela Hallone.

— Mais… je m’appuie sur votre théorie, mon cher. Vous supposiez, tout à l’heure, que l’eau avait pris la place de la terre et la terre celle de l’eau. Si telle est la réalité, seuls les grands sommets doivent encore émerger. Les autres terres ont sombré dans les océans.

— Dormons, suggéra Hallone. Nous verrons demain. Jane est brisée de fatigue.

Le feu mourait, dans un ultime spasme. Les trois humains s’enfoncèrent plus avant, à tâtons, dans le souterrain. Ils fuyaient le froid de la nuit. Ils se couchèrent sans lumière sur un sol sableux mais sec. Hallone, absolument, désirait économiser la cartouche précieuse de son briquet. C’est ainsi qu’ils s’endormirent. Ils rêvèrent à la civilisation de l’an 2059. Dans la bouche, ils avaient un goût sucré de racine.

 

*

*  *

 

Six mollutors, plus graves les uns que les autres, s’alignaient face à Yérès et à Xiris. Leurs yeux globuleux, tous semblables, sondaient inexpressivement le vide. Rangés comme des soldats à la parade, ils offraient leurs flasques paquets de gélatine aux rayons verticaux du soleil. Leurs cavités buccales multiples béaient, immobiles.

Yérès opéra le contact télépathique avec les six membres du Conseil :

— Oui, des monstres existent dans les montagnes. Des créatures hideuses, aux formes inconnues. Leur chair semble consistante, dure. Elles tiennent debout, en équilibre, soutenues par des forces mystérieuses. Elles ne s’apparentent à aucun des genres de vie de l’océan. D’ailleurs, je suis persuadé que ces êtres n’ont jamais eu d’existence aquatique.

— Combien dis-tu en avoir aperçu ? demanda l’un des membres du Conseil.

— Trois. Mais d’autres peuvent se dissimuler dans la montagne. D’autre part, leur système reproductif…

— Peu importe, coupa l’un des mollutors siégeant à l’extrême droite. Reste à déterminer leurs intentions et surtout comment ils ont apparu sur la planète. Je crois avoir découvert une explication mais je me garderais bien de la formuler. Du reste, elle ne repose sur rien de précis. Xiris aussi a aperçu les monstres ?

— Oui, approuva Xiris. J’avoue qu’ils sont impressionnants.

Les six délégués du Conseil restèrent froids. Celui qui avait parlé dernièrement reprit la parole, ou, plus exactement, livra sa pensée :

— Il ne peut s’agir que de créatures inférieures. Vous avez bien fait de nous prévenir. Nous statuerons sur ce cas imprévu le plus rapidement possible. D’ores et déjà, le survol de la montagne s’avère interdit. J’espère que les monstres répugneront à nous attaquer. Vous pouvez disposer.

Suivant leur mode de locomotion, Yérès et Xiris quittèrent le Conseil. Leurs yeux exprimaient la satisfaction. Naturellement, un humain n’aurait pu discerner ce sentiment.

Les deux amis atterrirent sur le sable. Ils se dégonflèrent, reprenant leur volume primitif. Leurs antennes oscillaient, captant tous les bruits insolites, même les ultra-sons. A leurs pieds, les lèvres humides de l’océan multipliaient les audaces, recommençaient à taquiner les rocs paisibles. La houle se levait secouant la torpeur des lames musclées déjà ourlées de dentelle blanche.

— Un nouvel orage s’annonce, prophétisa Yérès devant ces symptômes révélateurs.

— Tu me sembles bizarre, Yérès. Je croyais que tu t’intéresserais davantage aux décisions du Conseil plutôt qu’au temps.

— Le Conseil n’a rien décidé.

— Il décidera ! affirma Xiris. Son devoir l’exige. La race des mollutors aussi. Nous ne pouvons rester indifférents au voisinage de ces monstres tout en hauteur. Je me demande ce que Atoum a trouvé comme explication à la présence de ces créatures innommables.

— Je ne sais pas, dit Yérès, pensif.

La houle devenait de plus en plus forte. De gros nuages gonflaient le ciel jusqu’à le faire éclater. L’océan se secouait avec frénésie, avec délice. Il savourait sa revanche, se léchait de gourmandise contre les plages et les rocs à nouveau en proie à l’incertitude du lendemain.

Personne n’augurait comment s’achèverait la bataillé des éléments.

— Yérès ! appela Xiris.

— Oui ?

— Si tu te trouvais face à face avec un bibor…

— Un bibor ? interrompit Yérès.

— Je nomme ainsi les créatures de la montagne. Donc, si un jour tu te trouvais face à face avec un bibor, que ferais-tu ?

— Je ne sais pas.

— Tu me déçois, ami. Tu ne sais jamais rien. Pourtant, le premier, tu as découvert l’existence des bibors. Je te croyais plein d’initiatives.

Le compagnon de Xiris agita son antenne. Il capta les premiers hurlements du vent. Contre les rochers, le ressac s’intensifiait avec une inquiétante régularité.

— Je ne rencontrerai jamais un bibor.

— Pourquoi ?

— Parce que je les éviterai. Je ne côtoie pas des êtres inférieurs.

— Sais-tu réellement s’ils sont inférieurs ?

— Bien sûr. Le Conseil l’a dit.

— Le Conseil ! Toujours le Conseil ! s’emporta Xiris. Quand donc apprendras-tu à te passer du Conseil ? Moi, si je rencontrais un bibor…

— Tu fuirais ! émit Yérès.

— Non. Du moins pas immédiatement. J’essaierais de savoir si les bibors sont aussi redoutables qu’on le prétend, s’ils sont animés d’intentions hostiles et si, enfin, ils sont réceptifs à la télépathie.

— Pouah ! éructa Yérès avec dégoût. Tu oserais contacter télépathiquement ces hideuses créatures ? Tu t’illusionnes. Aucune créature inférieure n’est réceptive. Nous avons tenté l’expérience avec les méduses et les holothuries géantes. En vain.

Xiris, indifférent à la vague agressive qui montait à l’assaut de la plage, s’entêta dans son idée. Ses multiples orifices buccaux frémirent imperceptiblement sous les premières gouttes de pluie.

— Les bibors ne sont pas des créatures à chair molle. Ils viennent peut-être d’un autre monde. Le ciel fourmille d’étoiles. Ne t’es-tu jamais posé la question ? Pourquoi sérions-nous les seules créatures pensantes de l’Univers immense ?

— J’avoue, confessa Yérès, que le ciel m’intéresse peu. Si les bibors viennent d’une autre planète, raison de plus pour nous en méfier. Leur esprit de conquête ne fait plus aucun doute. Le Conseil, averti par nos soins, serait sage de statuer au plus vite.

La pluie tombait maintenant en larges gouttes, tièdes et serrées. Le soleil, honteux de sa défaite, se camouflait derrière l’épais rideau de nuages. Il ne voyait plus la terre noyée d’eau. L’âpre lutte des titans recommençait. De tous côtés, des chocs sourds, impitoyables, retentissaient, mêlés de hurlements démentiels.

Le tonnerre domina le tumulte, colosse à la voix de stentor arbitrant le conflit, décochant ses flèches de feu dans les trous béants des nues. De longues et zigzagantes cicatrices flamboyantes embrasaient l’horizon acculé au suicide. Stimulé par l’électricité, l’océan se déchaînait, cognait à toutes volées dans les obstacles se dressant sur la route royale. Il aspergeait les côtes fourbues à des mètres de distance encore ! Il bavait, écumait, magnifique dans sa révolte.

Le feu. L’eau. Le vent. Ils s’unissaient dans un vacarme effrayant contre la terre enracinée dans son fief, la terre dont les plaies récentes se refermaient à peine et qui, seule contre trois, n’acceptait pas la défaite, se battant jusqu’à l’ultime limite de ses ressources insoupçonnables.

Une force inconnue aidait la terre, lui insufflait des torrents d’énergie. Cette force monstrueuse venait de ses entrailles.

Maintenant, les lames giflaient les deux mollutors, les roulaient, les arrachaient à leur banc de sable. Yérès et Xiris ne s’en souciaient point. Des frissons symptomatiques animaient leurs cavités superficielles qui, lentement, pompaient les éléments nutritifs de l’eau salée.

Enfin repues, les deux masses de gélatine se gonflèrent comme des outres, s’élevèrent avec majesté au-dessus des vagues furieuses, puis, lentement, regagnèrent la côte. La pluie ruisselait sur leur membrane criblée de trous.

Le premier, Yérès se posa. Xiris ne tarda pas à l’imiter. Puis les deux mollutors, résorbant leurs ailes atrophiées, attendirent tranquillement la fin de l’orage et le retour du soleil.